Les applications de suivi du cycle se multiplient comme compagnons digitaux. Elles aident à anticiper les règles, suivre la fertilité et repérer des signes de troubles comme l'endométriose. Mais que valent vraiment leurs prédictions, et vos données sont-elles en sécurité ?
En 2021, on estimait que Clue, Flo et Period Tracker totalisaient plus de 250 millions de téléchargements combinés sur iOS et Android. Ces apps offrent aussi des rappels de pilule, de rapports sexuels, méthodes symptothermiques via l’enregistrement de la température basale, humeurs, douleurs, etc.
Les promesses séduisantes des "Fertility Techs" : Un engouement mondial compréhensible
L'engouement pour ces applications n'est pas un hasard. Elles répondent à un besoin légitime et profond d'autonomie corporelle et de meilleure connaissance de soi. Leur atout majeur est pédagogique : en enregistrant des symptômes (douleurs, humeur, fatigue), le flux menstruel ou des paramètres physiologiques comme la température basale, elles transforment des cycles souvent perçus comme imprévisibles en données visuelles et compréhensibles.
La dimension potentiellement médicale est également mise en avant. Certaines applications intègrent des bibliothèques de symptômes liés à des affections comme l'endométriose ou le SOPK, pouvant ainsi encourager une consultation médicale précoce en cas d'anomalies. Dans le cadre du suivi de fertilité, elles visent à identifier la fenêtre d'ovulation, une fonctionnalité particulièrement plébiscitée par celles qui cherchent à concevoir.
Au-delà de l'aspect purement physiologique, l'aspect pratique est indéniable : rappels de pilule, prévisions des règles, suivi des rapports sexuels. Ces fonctionnalités ont démocratisé des méthodes d'observation qui étaient auparavant souvent réservées aux spécialistes, comme la méthode symptothermique. Comme le souligne l'anthropologue médicale Sarah Hill, ces applications "comblent un vide laissé par la médecine traditionnelle sur l'éducation menstruelle", offrant un espace d'information et de suivi personnalisé.
Jusqu'où peut-on leur faire confiance ?
La fiabilité est le talon d'Achille de nombreuses applications de suivi de cycle. Derrière les promesses marketing, la réalité scientifique impose une prudence.
Une précision variable, souvent limitée
Seules quelques applications, comme Natural Cycles, Dot ou Clue, reposent sur des algorithmes cliniquement validés, incluant tests de température, calculs symptothermiques, etc. La majorité s’appuie sur des méthodes plus rudimentaires (calcul calendaire) peu adaptées aux cycles irréguliers
Les points critiques de la fiabilité :
Contraception : une prudence nécessaire. Actuellement, seule l'application Natural Cycles est certifiée comme dispositif médical (marquage CE en Europe et agrément FDA aux États-Unis) pour la contraception. Cependant, son efficacité en "utilisation typique" (c'est-à-dire en tenant compte des erreurs d'utilisation courantes) reste inférieure à celle des méthodes hormonales ou des dispositifs intra-utérins. L'Agence Européenne des Médicaments (EMA) a notamment validé son indice de Pearl (taux d'échec) autour de 6,5 % en utilisation réelle, loin des plus de 99 % d'efficacité des pilules contraceptives utilisées parfaitement.
L'illusion de précision : Les prédictions des applications s'effondrent rapidement en présence de facteurs perturbateurs comme le stress intense, les voyages (décalage horaire), les maladies ou les déséquilibres hormonaux. Une variation minime de la température basale (par exemple, 0,5°C mesurée de manière imprécise) peut fausser totalement la détection de l'ovulation.
Biais des données : Un problème sous-estimé est le biais des données sur lesquelles les algorithmes sont entraînés. Comme le souligne le MIT Technology Review en 2022, les bases de données utilisées pour développer ces algorithmes sont souvent majoritairement composées d'informations provenant de populations blanches, cisgenres et aux cycles réguliers. Cette homogénéité réduit considérablement la pertinence et la précision des prédictions pour d'autres profils d'utilisateurs, notamment les personnes non-binaires, transgenres, ou celles ayant des cycles irréguliers ou des conditions médicales spécifiques.
En somme, si ces applications peuvent être des carnets de bord numériques très utiles pour mieux observer et comprendre son corps, elles ne doivent jamais remplacer un diagnostic médical professionnel ni servir de contraceptif unique sans l'avis et le suivi d'un expert de la santé.
Vie privée : Le business modèle caché et l'exploitation des données intimes
C'est le scandale silencieux qui entoure de nombreuses applications de suivi de cycle : la collecte massive et l'exploitation de données ultra-personnelles et sensibles. Ces informations, qui constituent un véritable "carnet de santé intime", incluent les dates de vos règles, vos symptômes, la fréquence de vos rapports sexuels, vos humeurs, et même des informations délicates comme des grossesses ou des interruptions volontaires de grossesse (IVG). Bien que classées comme "sensibles" par des réglementations comme le RGPD, elles sont souvent monétisées de manière agressive.
Le traçage publicitaire et le partage non consenti
De nombreuses applications gratuites, par leur modèle économique, reposent sur le partage de vos données avec des tiers. Selon un rapport de la Mozilla Foundation publié en 2023, une proportion significative d'applications mobiles (dont celles de santé) partagent des données avec des partenaires marketing. Un cas emblématique est celui de l'application Flo, qui a été sanctionnée par la FTC (Federal Trade Commission) en 2021 pour avoir transmis des données d'ovulation et de grossesse à des géants publicitaires comme Facebook et Google Ads, sans le consentement éclairé de ses utilisatrices. Ce type de pratique transforme vos informations intimes en cibles publicitaires ultra-précises.
Des risques juridiques accrus dans un contexte tendu
Le risque lié à l'exploitation des données a pris une dimension alarmante, notamment aux États-Unis. Depuis l'annulation de l'arrêt Roe v. Wade en 2022, qui a mis fin au droit constitutionnel à l'avortement, la possibilité que les données de suivi de cycle soient utilisées comme preuves dans des poursuites judiciaires liées à l'IVG est devenue une préoccupation majeure. Plusieurs experts juridiques et organisations de défense des droits ont mis en garde contre ce scénario, bien que des projets de loi visant à protéger ces données (tel le "Data Reproductive Health Act" aux États-Unis) aient rencontré des obstacles.
Vulnérabilités et fuites de données
Au-delà du partage volontaire par les applications, la sécurité des données est un défi constant. Des failles de sécurité peuvent exposer ces informations ultra-sensibles. Par exemple, Easy Healthcare Corporation, la société derrière l'application Premom, a été sanctionnée par la FTC en 2022 pour avoir partagé des données de santé d'utilisateurs avec des tiers, soulignant les risques inhérents à la gestion de ces informations. Des experts en cybersécurité avertissent que "vos données menstruelles peuvent valoir des centaines de fois plus que vos données bancaires pour le ciblage marketing", illustrant la valeur immense que ces informations représentent pour l'économie de la surveillance.
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